vendredi 30 novembre 2012

Noé, de Stéphane Levallois



Au fil des années 90, la bande dessinée commence à changer. Si rien ne semble pouvoir mettre à mal la toute-puissance du format classique franco-belge: le 46 planches CC, on constate qu'en marge de ce courant dominant, de nouveaux acteurs font leur apparition et réussissent à s'implenter durablement dans le paysage de la bande dessinée francophone. Ce sont les éditeurs dits indépendants ou alternatifs, dont les plus connus sont l'Association et Cornélius, pour ne citer qu'eux.
Devant l'émergence de ces nouvelles bandes dessinées, qui s'affranchissent de certaines contraintes formelles que sont la couleur, la pagination ou le format, et qui osent aborder des thématiques nouvelles, les éditeurs traditionnels ne tardent pas à réagir. Dargaud lança l'éphémère collection roman-BD,  Delcourt initia Encrages, Casterman fit de même avec Ecritures et les Humanoïdes Associés initièrent Tohu Bohu.
Il est évident que je simplifie les événements, pour expliquer le contexte. Il existait déjà une "émancipation" de la bande dessinée à travers (A Suivre) pour Casterman ou Aire Libre, chez Dupuis. On pourrait encore citer le cas de Histoire sans héros, de Dany et van Hamme, Mais l'apparition des collections Encrages, Ecritures ou Tohu Bohu ne peut pas ne pas être considérée comme une réponse à l'apparition des éditeurs dit "alternatifs".
Certains ont hurlé à la récupération et au parasitage, d'autres ont applaudi pour l'audace.  En tant que lecteur alors très orienté franco-belge, je dois reconnaître que ces collections m'ont permis de m'ouvrir vers d'autres horizons. A cette époque, j'évitais scrupuleusement tout ce qui ressemblait à l'Association ou Cornélius. Pas mon truc, pas pour moi... Mais à travers ces collections, je me suis progressivement ouvert vers ces "autres" bandes dessinées. Evidemment, le but des éditeurs n'étaient pas de créer des passerelles vers la concurrence, mais bien de vendre leurs livres. En tant que lecteur, j'y ai trouvé plus que mon compte. Les débats sur ces indépendents-like ne me touchent finalement que peu.  Je constate juste qu'il y a de bons livres partout et qu'il fauit juste les trouver là où ils se trouvent.
Noé, de Stéphane Levallois, fait partie de ceux-là.
Etrange objet pour un étrange auteur. Noé est sa première bande dessinée, publiée en 2000. Et puis, plus rien jusque 2007-2008  et la sortie de deux nouveaux livres chez Futuropolis: Le Dernier Modèle et la Résistance du Sanglier. je fus agréablement surpris de retrouver cet auteur qui m'avait tellement impressionné avec son premier livre. Mais depuis, il ne semble plus avoir de projets dans ce domaine.
Artiste protéiforme, Stéphane Levallois se consacre surtout à la réalisation de courts métrage, de films publicitaire, au design (jeux vidéo, publicité...). Son site ne fait d'ailleurs que très peu mention de son travail en bande dessinée. Si cela vous intéresse, certaines de ses réalisation sont visibles sur le net.
Les Toxic candies de Stéphane Levallois

Mais revenons-en à Noé qui fait partie, si je ne me trompe, de la première fournée de Tohu Bohu. Dans ce livre quasi muet, l'auteur multiplie les séquences fortes et originale. Dès les premières planches, il est évident que le voyage sera étonnant.

Le désert...
Des traces de pas...
Un scaphandrier qui tracte un énorme vaisseau...
...Qui imprime un profond sillon dans le sable
Le réalisme n'a que peu à faire dans cette histoire, c'est entendu. Surréalisme ? Onirisme ? Fantastique ? Le thème du livre semble être une métaphore du choc des cultures. Il y a d'un côté le Désert, vaste, insaisissable, et ses habitants, qui vivent en harmonie avec Lui. Le Désert apparaît comme une entité cohérente. Un écosystème qui tolère ceux qui le serve et le respecte, mais est sans pitié pour les autres.
Le livre se scinde en 2 parties: L'Arche et le Sillon. La première partie invite le lecteur à découvrir ce monde inviolé et ses habitants. Il montre comment il tolère quelques incursions, telle celle d'un aviateur qui n'est pas sans rappeler Antoine de St Exupéry. Mais il est sans pitié ceux qui ne peuvent s'accommoder de ses règles, à l'image de cette séquence délirante autour d'un train ensablé. Selon vos dispositions, le Désert peut être au mieux bienveillant, sinon indifférent, voire franchement cruel. Et il n'est pas avare de mystères, à l'image des inquiétantes Filles du Désert.


Puis, tout bascule dans la deuxième partie. Le Désert est confronté à une menace: l'invasion de soldats franquistes. Ils progressent dans le désert, ne laissant que violence et destruction dans leur sillage. Contrairement à l'aviateur qui s'est fondu dans les traditions du Désert, les soldats frappent, détruisent, souillent un monde qu'ils ne cherchent pas à comprendre, mais à soumettre. En violant cet espace qui n'est pas le leur, ils s'exposent à la riposte du Désert.  

Cette guerre se déroule sous les yeux du Scaphandrier, qui progresse inlassablement, indifférent à tout. Isolé dans sa combinaison, rien ne l'atteint, même dans les instants les plus violents. Quelle est sa destination s'il en a une ? Essaye-t-il simplement de rejoindre l'eau ? Nous ne le saurons jamais. Incarne-t-il le cours du temps ? Nous sentons que les destructions qui jalonnent la seconde partie du livres seront bientôt effacées par le Désert, mais le sillon semble subsister envers et contre tout. La progression de l'arche est inéluctable. Les hommes vont et viennent, se rencontrent, se respectent ou se détruisent... mais tous finissent par disparaître. Ne reste que le désert, et le sillon qui le traverse.
Noé est une fable, qui puise dans une certaine réalité historique, mais pour mieux s'en affranchir. Il décrit le choc des mondes, une certaine forme de colonialisme, non au sens littéral du terme mais dans celui de l'asservissement d'un monde par un autre.
Ce combat se traduit dans le trait torturé de Levallois, qui n'est pas sans évoquer celui d'Egon Schiele. La violence du dessin se suffit à elle-même. Nul besoin de la déforcer par des phylactères disgracieux, qui seraient redondants devant la force immédiate des images. Le dessin est en langage en soi. Stéphane Levallois l'a bien compris. Si chaque chapitre est conclus par des textes, les complétant ou livrant quelques clés de compréhension, Stéphane Levallois les a isolé du dessin, comme pour mieux indiquer que le langage premier de Noé est le dessin. Le texte ne sert qu'à donner des indications symboliques.  
Ainsi, le chapitre étonnant qui nous fait découvrir les Filles du Désert se termine par un poème révèlent leur identité:

« Il y avait Khamsiin, fille de Khamssin,
Le vent poussière qui en cinquante jours
Vieillissait les hommes d’autant d’années,
[…]
Il y avait Datouann, fille de Datou le vent parfumé
Aux milles senteurs qui pourrissait les chairs...
[…]
Malheur à ceux qui rendraient ces filles à leurs pères !!! »
Les nommer n'offre qu'une clé de compréhension, sans pour autant expliciter le récit en profondeur. D'une certaine manière, cela me rappelle la version préliminaire de Arzak l'arpenteur, dernier livre édité par Moebius. Dans cette version parue chez Stardom, les textes sont renvoyés sur la page en vis-à-vis du dessin, et le récit reste pourtant intelligible par la seule force du graphisme. Dans la version définitive, les textes ont rejoint les phylactères, pour un résultat assez décevant, à mon avis.
Et pour conclure le chapitre introduisant l'Aviateur, Levallois inclus une lettre- poème supposée être écrite par ce dernier, à destination de son père:

« Père
Je n’atteindrai jamais Agadir
[...]
Je suis le protégé de la tribu de Bédouins
Du Ahr Ahrbi, Les Échassiers du Vent de l’Est.
[...]
Ils sont menteurs, mais prétendent que
La vérité suit le vent quand il tourne,
Ils m’appellent celui qui commande à L’Oiseau de Fer

Je confie ces pages aux grands vents du désert
Afin d’être sûr qu’un jour
Elles vous parviennent. »
Noé reste un livre assez radical, un long poème visuel qui se conclut sur une surprenante note d'espoir. Je ne peux que regretter que Stéphane Levallois se fasse si rare. Mais peut-être reviendra-t-il bientôt à la bande dessinée.
 

lundi 19 novembre 2012

L'éternaute



J'ai découvert L'éternaute début des années 2000, dans l’édition des Humanoïdes Associés. A l’époque, leur collection luxueuse à jaquette se trouvait très facilement en occasion pour des prix somme toute modiques: l’équivalent de 7,50 euros qui me permirent d’acquérir les 2 derniers tomes d’Adam Sarlech de Bézian, Griffe d’Ange de Moebius et Jodorowsky et surtout les 3 livres d'Alberto Breccia: Dracula, Dracul, Vlad?, bah... , le Coeur révélateur et cet éternaute, rebaptisé plus tard, lors de sa réédition par Rackham Eternaute 69.
Pourquoi avoir ajouté ce 69 au titre ? Pour insister sur le fait, passé sous silence dans la préface de l’édition Humanos, qu’il s’agit d’un remake d’une série réalisée entre 1957 et 1959 par le même scénariste, Hector Oesterheld, et le dessinateur Francisco Solano Lopez. Mais, en 1969, Oesterheld décide de reprendre son scénario et de confier l’illustration au génie du noir et blanc:  Alberto Breccia. Pourquoi reprendre cette histoire ? Sans doute pour être le témoin de la dégradation de la démocratie en Argentine, qui connaît une période politique particulièrement trouble.

couverture du tome 2 de l'édition française de l'Eternaute 59
La version de 69 fut éditée en feuilleton dans le très conservateur Gente, l’histoire fut sabordée alors que les auteurs n’en était qu’au tiers du récit, si on compare l’intrigue à celle de la version de 59. A la fin d’un chapitre, l’Eternaute, qui raconte son histoire à l’alter ego de Oesterheld, s’excuse soudain de devoir négliger des événements et les auteurs doivent alors condenser l’équivalent de 250 pages dans la version originale en une dizaine de planches. La préface reste aussi très allusive sur les raisons qui ont amené cette version de 69 à être tronquée de la sorte. Il est fait mention de rejet du public devant une oeuvre assez extrême, ou du manqué de lisibilité du dessin de Breccia. Il faudrait aussi et surtout signaler que l’hebdomadaire très conservateur qui publiait cette histoire voyait d’un très mauvais oeil le tour politique q’elle prenait. Parce qu’Oesterheld, par rapport à la première version, fit de son héros un personnage plus engagé, à l’image de ses propres convictions. On peut vraiment parler de censure.

La situation politique argentine ne cesse de se dégrader, et, en 1976, Oesterheld s’associe de nouveau à Solano Lopez pour réaliser une troisième version de l’histoire de l’éternaute, encore plus engage politiquement, ce qui mit à mal ses relations avec Solano Lopez. En 1977, Hector Oesterheld, connu pour ses opinions progressistes et une biographie exaltée de Che Guevara, illustrée par Breccia père et fils, réalisée en 1968, suite au choc de l'exécution du révolutionnaire, rejoint le rang des 30.000 disparus de la dictature. Une partie de sa famille connut le même sort. Solano Lopez ne dut son salut qu’au fait qu’il accepta de quitter le pays.
Che de Oesterheld et  A & E Breccia
Après la mort d’Oesterheld, le scénariste Alberto Ongaro et le dessinateur Oswal réalisèrent L’Éternaute III (1983). Par la suite, la saga est reprise par Pol (Pablo Maiztegui) et Solano Lopez dans L’Éternaute : Le Retour. Ces albums sont restées inédites en français, et sont généralement peu appréciés des amateurs qui jugent qu'elles ne seraient que simples récits de SF, sans la charge subversive qu'a acquis l'oeuvre au fil de ses versions.
Toujours est-il que, pendant longtemps, la seule version disponible en français fut celle de 69. La version originale fut traduite voici quelques années par Vertige Graphic. Une bonne manière de mieux combler les trous dans l’intrigue de la version tronquée de 69. Mais pourquoi s’intéresser à cette version de 69, alors que la version originale et complète est désormais disponible ? D’autant que la version de 59 est loin d’être déshonorante.
Simplement parce que la version de 69 s’impose comme une merveille absolue… un diamant noir de la bande dessinée mondiale, autant pour le scénario d’Oesterheld que pour le travail d’Alberto Breccia, qui réalise des planches d’une puissance rarement égalée.

Pour la petite histoire, Breccia aurait vu sa vision de la bande dessinée bouleversée par la découverte des texte des HP Lovecraft, et plus précisément de The Dunwich Horror. Les histoires de Lovecraft laissent une place centrale à l’indicible. Imaginez le challenge pour un dessinateur. Comment dessiner l’indicible ? Ce sera le défi permanent de Breccia, qui expérimentera toute sa carrière. On pourra citer son travail sur les noirs, en mélangeant son encre avec diverses substances pour obtenir des nuances uniques (malheureusement rarement perceptible devant la piètre qualité d’impression, voir à ce sujet le massacre de Mort Cinder dans l’édition Glénat), ou son recours au collages et superposition. Si vous avez l’opportunité de voir ses planches, je ne peux que vous encourager à le faire, c’est impressionnant.
La structure narrative de l'éternaute, que se soit dans sa version de 59 ou 69, reste la même. Un scénariste de bande dessinée voit se matérialiser dans son bureau un homme épuisé, qui se présente comme l'éternaute. De l'intrusion de cette anomalie dans la routine d'un homme ordinaire naît un premier malaise. L'éternaute entreprend alors de raconter sa vie, celle d'un homme normal qui va voir sa vie basculer dans l'horreur.
toute la richesse de la technique de Breccia se retrouve dans cette planche
Elle commence également dans la routine d'un homme ordinaire. Juan Salvo, bon père de famille, passe la soirée avec ses amis à jouer aux cartes, comme chaque semaine. Portrait banal de la vie petite bourgeoise de l'Argentine. Puis, une étrange émission de radio qui annonce une invasion extraterrestre, et une neige fluorescente qui se met à tomber.
Chaque flocon se révèle mortel et, de l'intérieur de la maison, ils assistent, médusés, aux effets de cette attaque. Naufragés au sein de leur propre maison, ils vont tenter de s'organise avant d'être embrigadés par d'autres survivants, qui s'organisent pour résister à l'envahisseur.
L'argument est le même pour les deux versions, mais le traitement de Solano Lopez est plus classique. Le trait est réaliste , les cadrages efficaces, à défaut d'être inspiré. Les deux versions souffrent sans doute d'une progression assez linéaire, et de la nécessité de scinder son récit en sections de 5 pages, ce qui impose à la narration un rythme parfois artificiel, qui impose des ralentissements ou des accélérations brusques pour rester dans le canevas.
Mais il est intéressant de comparer certaines séquences pour bien comprendre la maestria de Breccia et la différence de ton entre les deux versions.
L'apparition de l'éternaute selon Breccia:


 
Et selon Solano Lopez:


Cette autre séquence montre le décès de Polski, traité encore une fois de manière très différente par les deux dessinateurs. Encore une fois, la vision de Solano Lopez est purement illustrative alors que l’innovation et l’originalité de Breccia donne à cette scène une force et un impact autrement plus fort. 

La mort de Polski, par Breccia
La même séquence selon Solano Lopez

Au vu de ces deux exemples, on comprend mieux à quel point le travail de Breccia est exceptionnel. Il joue sur les styles, cadrages et textures. Il construit un univers étrange en mélangeant dessins réalistes, collages, représentation grotesques. Cette juxtaposition d'éléments disparates tend a traduire l'étrangeté angoissante de la situation. Le bestiaire (à peine effleuré, on ne croise que fugacement les Gurbes et le "Main") qu'il crée est autrement plus effrayant que celui de Solano Lopez. Chez ce dernier, les créatures apparaissent comme des assemblages d’animaux existants, alors que Breccia, en jouant sur les textures, les effets de transparence et des cadrages originaux, réussit à donner corps à des créatures réellement effrayantes  qui semblent vraiment issues d'un autre monde.

Les Gurbes de Breccia
Les Gurbes de Solano Lopez


Dans le ton, la version 59 tient plus de la série B, même si le spectre de la guerre froide et l'instabilité politique apparaît en filigrane. Ce n'est sans doute pas par hasard si l'envahisseur n'apparaît jamais, préférant utiliser les peuples qu'il a asservi lors de précédentes conquêtes. On peut y percevoir une allusion aux luttes par procuration entre USA et URSS ou Chine, l'un armant l'opposition qui tente de renverser le régime mis en place par l'autre. La version de 69 est plus politisée, faisant de Juan Salvo un personnage plus conscient politiquement. De plus, il y est clairement expliqué que l'Amérique du Sud est sacrifiée aux envahisseurs par les autres puissances terrestres. Ce qui vaut entre autres un discours enflammé d’un des protagonistes, Favalli, qui fustige entre autres les USA pour leur interventionnisme.C'est sans doute le genre de discours critique qui fit peur à l'époque. Mais l'Histoire a montré que ce discours reflétait pourtant beaucoup plus fidèlement la réalité.


Alberto Breccia reste pour moi un auteur majeur de la bande dessinée mondiale, et chacun de ses livres m'a touché, qu'il soit dans une veine très réaliste, ou dans une veine plus "grotesque". Il allie virtuosité graphique, sens de la narration et conscience de l'importance de la bande dessinée. Avec lui, la bande dessinée devient artistique, politique et consciente, sans jamais cesser d'être accessible. Le génie, tout simplement.