mercredi 13 mars 2013

Irène et les clochards, de Ruppert et Mulot


 


Irène et les clochards se présente comme le premier (et à ce jour unique ?) livre pas drôle de Ruppert et Mulot.
Depuis leurs débuts, les deux compères signent une oeuvre singulière, pas toujours facile à pénétrer. Il y a de la méchanceté gratuite, de la provocation vache, et l'impression de tout un procédé narratif qui exclut le personnage. Ce dernier semble ramené au simple état de pion avec lequel les auteurs s'amusent comme des salles gosses.
Le procédé a connu son apogée avec Gogo Club, livre étrange qui s'ouvre par un "casting" de lecteurs invités à devenir personnage d'une pièce qui clôt l'album: un vaudeville raté et tragique qui semble prendre un malin plaisir à humilier ses personnages.


 

Puis vint Irène. Avec elle, tout change. Irène mène la danse. Elle a un passé, une histoire, rapidement exposé en début d'album

Bonjour je m’appelle Irène. Je suis étudiante à l’EHESS, j’ai 24 ans, et je travaille dans une papeterie à mi-temps depuis 2 ans, à Paris dans le dixième.





Un début anodin qui laisse vite la place à la gravité quand elle annonce qu'elle s’est fait ôter un sein chirurgicalement pour ressembler davantage à une vraie amazone. On imagine mal que cette mutilation soit volontaire, mais le doute semble planer. Il faut dire qu'Irène a une fâcheuse tendance à tordre la réalité quand elle ne lui convient pas. Elle va mal. Elle ne supporte pas le monde qui l'entoure. Elle ne supporte pas les gens. Elle ne supporte pas sa mère. Elle ne se supporte pas elle-même.
Alors, elle s'enfonce dans un délire morbide. Au gré de sa colère, elle s'imagine commettant des massacres tarantinesque, quand elle ne fantasme pas sur son suicide.


Irène fuit la réalité avant d'en finir.
Mais avant, elle veut mener
à bien un ultime projet. Elle veut interviewer des clochards pour un projet dessiné. Elle veut aussi devenir héroïne d'une bande dessinée, mais il ne s'agirait pas d'une biographie. Elle veut des super-pouvoirs. Voler, par exemple. Et elle veut que cette bande dessinée intègre son suicide.
Elle propose ce projet à Ruppert et Mulot lors d'une dédicace.
Ils refusent.
Ce livre n'existe donc pas.
Pourtant, je le tiens entre mes mains. Il est d'ailleurs dédicacé avec à cette mystérieuse Irène. Cette dédicace s'orne d'un dessin de chien, comme celui que Ruppert et Mulot ont réalisé lors de la séance dédicace relatée dans le livre, lorsqu'elle propose  aux auteurs de réaliser son projet d'interviews de clochards. Dans ce livre, Irène peut voler. Ses tentations suicidaires y sont centrales. Exactement comme elle le voulait. Ce livre en devient paradoxal. Il existe malgré ses auteurs et son personnage principal.
Le sens de ce livre reste mystérieux, et sa place dans l'oeuvre de Ruppert et Mulot n'en est que plus étrange. Parce que s'il semble appeler une suite par le truchement d'un "fin du premier volet", il n'a à ce jour pas connu de suite, et rien n'indique qu'il y en aura jamais une.
Ruppert et Mulot y adopte aussi un style différent. S'ils conservent certaines caractéristiques de leur style, comme les visages uniquement représentés par un accent circonflexe (pour forcer l'identification des lecteurs), il tourne le dos à certains procédés narratifs comme les séquences décomposées en de multiples petites cases. le style est devenu presque classique, mais le ton l'est beaucoup moins.

Une page extraite de "Panier  de Singe"

Ruppert et Mulot volent aussi à leur manière. Tout le livre tient sur un fil, toujours au bord de la rupture, de l'excès, du ridicule, du gratuit, du lourdingue, du pathétique, du plantage intégral. Pourtant, ses pages ont du souffle, de la poésie, de la magie... Irène, dans toute sa folie, s'impose comme un caractère hypnotique et entêtant, qui émeut et révulse en même temps. Son livre, parce qu'il lui appartient plus qu'à ses auteurs, reste une des plus belles surprises de ces dernières années. Un livre fou et unique en son genre. Un livre inclassable, mais essentiel.

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