mardi 27 mai 2014

De Stephen Harper à Alain Finkielkraut

Ces derniers jours, une mini-polémique est née autour de déclarations d'Alain Finkielkraut qui, par de surprenant détours, justifiait une forme de discrimination culturelle.

« Je ne sous-estime pas, bien au contraire, la nécessité de lutter contre la discrimination raciale, à l’embauche ou au logement. Mais on a l’impression, aujourd’hui, que c’est toute discrimination qui est mise en cause. C’est le droit de discriminer qui est refusé au nom de l’égalité de tous.

C’est ainsi qu’on peut se targuer d’aimer la bande dessinée. Pourquoi ne pas aimer la bande dessinée ? Mais s’en targuer c’est autre chose. C’est dire, en sous-main, il n’y a pas d’art mineur. Et quand on dit il n’y a pas d’art mineur, non seulement on réhabilite les arts mineurs, mais on vide les autres. »
En réaction, Yan Lindingre, rédacteur en chef de Fluide Glacial, a lancé l'opération Une BD pour Finkie, qu'il définit ainsi

 J'ai décidé d'offrir à notre détracteur à tous, nous les minorités culturelles risibles, un chef-d’œuvre de la bande dessinée, qui traite pour le moins de discrimination. Car sur ce point, nous sommes d'accord, les deux ne sont pas incompatibles. J'ai choisi Maus d'Art Spiegelman, prix Pulitzer, tout de même !

A titre d'exemple, les critiques des inrocks ont sélectionnés les (excellents) titres suivants:

  • L’art invisible de Scott McCloud
  • Alpha de Jens Harder
  • Ayako d’Osamu Tezuka
  • Paracuellos de Carlos Gimenez
  • Un monde de différence de Howard Cruse
  • L’Ascension du Haut Mal de David B (aussi proposé par Manu Larcenet)
  • Le photographe d’Emmanuel Guibert et Didier Lefèvre
  • Le Transperceneige de Lob et Rochette
Si je devais choisir un titre, je choisirai Les Ombres d'Hyppolite et Vincent Zabus ou Fritz Haber de Vandermeulen.

Mais cette initiative m'en rappelle une autre, tout aussi réjouissante, de Yann Martel, l'auteur de L'Histoire de PiDu 16 avril 2007 au 31 janvier 2011 , il a envoyé toutes les deux semaines un livre accompagné d'une lettre au premier ministre canadien Stephen Harper. Ce dernier représentait la caricature du technocrate peu intéressé par la culture (selon Yann Martel, il aurait déclaré que son livre préféré était le Guinness Book of World Record, mais la véracité de cette anecdote est difficile à établir). Martel ne reçut en retour que quelques accusés de réception standardisés. Début 2011, il mit un terme à ce défi littéraire, qu'il relayait sur un website (hors ligne depuis lors), après avoir envoyé une centaine de livres et a compilé ses lettres dans un livre: 101 Lettres a un Premier Ministre : Mais Que Lit Stephen Harper?, dont voici un extrait de l'introduction:



"Voici un livre qui parle de livres. C'est une suite épistolaire. Les lettres qui la composent viennent d'un écrivain canadien, moi, et leur destinataire est un politicien canadien, le premier ministre Stephen Harper. Dans chacune, je commente une oeuvre littéraire. Un roman, une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, un texte religieux, une bande dessinée, un livre pour enfant - le choix est vaste. J'ai posté au bureau du premier ministre, à Ottawa, un exemplaire de chaque ouvrage, daté, numéroté et dédicacé, une lettre soigneusement pliée sous la couverture. Avec respect et constance, j'ai fait cela toutes les deux semaines, du 16 avril 2007 au 31 janvier 2011 ; un total de cent lettres accompagnant un peu plus de cent livres. Bien des livres, bien des lettres, une question essentielle dominant l'ensemble : quelle intelligence, quel esprit voulons-nous que nos leaders possèdent, nourris de quoi ? L'argument que je présente est que la littérature - par rapport à la non-fiction qui traite des faits - est un élément essentiel à la réflexion profonde, à une sensibilité élargie en ce monde complexe du XXIe siècle. Une intelligence qui n'a pas été nourrie par le produit réfléchi qu'est le roman, la pièce de théâtre ou le poème saura sans doute administrer les affaires d'un peuple, maintenir en place le statu quo, mais ne sera pas apte à diriger vraiment ce peuple, parce que pour exercer un véritable leadership, il est nécessaire de comprendre ce que sont les choses et de rêver à ce qu'elles pourraient être, et rien ne présente ce type de compréhension et ce genre de rêve mieux que la littérature. Voilà mon argument et il revient aux Canadiens et Canadiennes, lecteurs assidus ou non de littérature, de décider quelle est leur position face à cet argument. Est-ce que la littérature forme le caractère ou n'est-ce qu'un divertissement, c'est là la question."



La liste des livres qu'il a envoyé peut être consultée ici (lien en anglais).

Dans tous les cas, j'ai l'impression que le question posée a Finkielkraut (dont le nom est ironiquement la contraction phonétique de Finkel, série de Convard et Gine et de Croot, nom de la mythique mouette-à-béton qui accompagne John Difool dans L'Incal) et Stephen Harper porte sur les pratiques culturelles et sur le mépris ou le désintérêt que les élites leur portent.
Stephen harper les délaisse comme le gros monsieur rouge qui fait des additions en répétant "je suis un homme sérieux" dans le Petit Prince. Alain Finkielkraut les classe, les hiérarchise et exclut définitivement ce qui ne correspond pas à sa vision. Sacraliser l'un et sacrifier l'autre. Accepter une inégalité fondamentale dans les arts revient à les accepter dans tous les domaines. Ce qui importe, ce ne sont pas les arts majeurs par opposition aux arts mineurs. Ce sont les oeuvres majeures qui importent, d'où elles proviennent. 

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