mardi 17 juin 2014

Histoires d'exils

 


Je venais de relire Là où vont nos pères (le titre original est, selon moi, plus approprié: The Arrival) de Shaun Tan lorsque le hasard m'a fait découvrir Les Ombres de Vincent Zabus et Hippolyte.
Deux livres très différents.
Deux livres traitant pourtant d'un même sujet.
L'exil.
Mais de manière radicalement opposées
Deux grand livres, indubitablement.

L'exil comme point de départ
Parlons d'abord du livre de Shaun Tan, qui reçut le prix du meilleur album à Angoulême en 2008.
Shaun Tan est fils d'immigrés. Natif de Perth, en Australie, sa mère est d'origine irlandaise.S a famille a rejoint l'Australie depuis plusieurs générations. Son père, d'origine malaisienne, n'est arrivé que dans les années 60. Sans doute un certain mystère entoure les raisons qui l'ont poussé a quitter la Malaisie. Il a laissé une vie derrière lui pour en commencer une nouvelle en Australie.
Le voyage, et l'arrivée, dans l'histoire familiale acquièrent une dimension mythique à l'échelle familiale. Évoqués parfois, mais jamais vraiment exprimés. Dans son livre, Shaun Tan tente de traduire cette période fondatrice pour beaucoup de familles: l'arrivée dans cet ailleurs que l'exilé espère accueillant.
Les raisons du départ sont souvent troubles. L'ambiance est menaçante, mais presque irréelle. Il faut fuir quelque chose d'effrayant mais indicible. Il n'y a plus d'avenir. Il faut se déraciner, quitter son foyer pour trouver là où un avenir est possible. Un père doit quitter sa famille pour tenter sa chance ailleurs. Et espérer pouvoir la faire venir lorsqu'il sera prêt.
Une fois débarqué, c'est la découverte d'un monde étrange, dont il ne possède pas les clés de compréhension. Il va lui falloir apprendre. Prendre sa place. S'intégrer à ce nouveau monde.


Le propos de l'auteur tend clairement vers un travail de mémoire. Mais il ne s'agit pas de mémoire au sens historique historique. Son propos se situe du côté de le mémoire familiale.
Cette mémoire-là ne prétend pas à l'exactitude. Elle préfère une vision fantasmée.
La reconstruction d'une épopée ordinaire, à hauteur d'homme.
Elle est à la fois personnelle et universelle.
Finalement, ne sommes-nous pas tous des immigrés? Pour traduire tous ses aspect, Shaun Tan opte pour une séries de procédés narratifs et graphiques qui rendent son livre assez unique.

La famille de ma mère est venue d’Irlande et d’Angleterre il y a quelques générations et mon père est sino-malaisien. Ce n’est plus si exceptionnel de nos jours. Presque tous mes amis sont soit des immigrants soit des enfants d’immigrants. Ma compagne est finlandaise. Son point de vue sur la culture australienne est donc celui d’une personne qui lui est extérieure et il est très intéressant.Pour ma part, j’ai vécu presque toute ma vie au même endroit et Là où vont nos pères est donc pour moi une sorte d’émigration de substitution. Je me suis demandé ce que tant d’autres avaient pu ressentir, à la fois aujourd’hui et par le passé.



Tout d'abord, l'aspect mémoriel est traduit par une palette de couleur essentiellement sépia. Le réalisme et la grand régularité des cadrages rappelle in consciemment les photos jaunies que l'on peut retrouver dans les greniers. Pour insister sur l'universalité du sujet, le livre est muet et les personnages anonymes. Shaun Tan dote aussi ses personnages de physionomies métissées, mélange de caractéristiques ethniques comme pour ne pas se placer dans un contexte historique précis. Enfin, le livre adopte le point de vue du migrant. Il n'est donc pas représenté comme un personnage exotique débarquant dans un mode correspondant aux codes du lecteur. Au contraire, le personnage principal est habillé d'un complet et d'un pardessus complètement neutre alors que le monde qu'il aborde apparaît luxuriant et exotique: faune et flore inconnues, architecture délirante...





Un homme normale qui débarque dans un monde neuf et inconnu.


Ce retournement de perspective permet au lecteur de se glisser dans la peau de l'exilé.
Le parti-pris le plus étonnant de Shaun Tan reste sans doute sa vision fantasmée de l'exil. Mais, encore une fois, elle résulte de la volonté de représenter l'immigration comme élément fondateur d'une nouvelle vie. Une arrivée, une nouvelle vie qu'on imagine meilleure. Alors, les aspects négatifs de l'exil sont à peine évoqués. Aucune trace de racisme, de persécution, de xénophobie. Shaun Tan, dans un passionnant entretien, explique les raison de ce choix

[question]: Votre personnage principal dans Là où vont nos pères rencontre des personnes qui partagent avec lui la même expérience de l’émigration et qui se montrent particulièrement accueillantes envers lui. Il ne croise aucun personnage xénophobe, aucun personnage qui lui ferait comprendre qu’il est le malvenu dans ce pays. Pourquoi avez-vous choisi de ne pas représenter cet aspect (attristant et difficile) de l’immigration ?


La question est intéressante car je me suis frotté à quelques scènes de racisme et d’hostilité dans les premières ébauches du livre. Je suis très sensible à ces problèmes, principalement de part les expériences de mon père qui est chinois et le fait d’habiter un pays où (comme dans beaucoup d’autres) l’immigration est une affaire politique gangrenée par l’incompréhension et un racisme latent.

J’ai travaillé sur plusieurs dessins d’un groupe de personnages vêtus, par exemple, comme les membres du Ku Klux Klan et qui apparaissait dans une rue alors qu’il persécutait des immigrants. Cet élément se mélangeait plus tard dans une séquence où le personnage central rêvait qu’il était avalé par un énorme serpent. D’un point de vue narratif, cette séquence s’est finalement révélée trop compliquée à insérer et je désirais que le thème principal du livre soit plus simple. Je voulais l’envisager comme une vision de ce que les choses devraient être et non pas comme elles sont.
Tout le contraire de ce que raconte Zabus et Hyppolite.
Les Ombres parlent d'une autre face de l'exil.

L'exil comme point de chute

Vincent Zabus a eu l'idée de  ce livre alors qu'il montait une pièce de théâtre dans un lieu a proximité d'un centre ouvert pour candidats réfugiés. Il s'est entretenu plusieurs d'entre eux, essentiellement africains, qui attendaient dans un centre ouvert que leur dossier soit examinés. Il fut frappé par une même détresse, une même souffrance et des récits tous personnels, mais tous tellement similaires. Et tous partagent cette même attente, une fois arrivé: celle du précieux sésame qui leur permettra de rester... ou pas.
Cette attente trop longue devient vite insupportable.
Il voulut d'abord utiliser ces histoires pour en tirer une pièce de théâtre. Mais il n'arrivait pas à trouver le ton juste. Il décida donc d'opter pour la bande dessinée. Sa collaboration avec Hippolyte lui permis de traduire comme il le voulait les mots de ces anonymes.
De ses origines théâtrales, cette histoire porte encore des idées, des techniques narratives et graphiques originales qui lui donnent une force d'évocation étonnante.
Hippolyte et Zabus articulent leur histoire autour l'entretien d'un candidat réfugié par le fonctionnaire chargé de recueillir son témoignage en vue de l'examen de son dossier. Le candidat hésite à enjoliver son histoire pour la rendre plus conforme à ce qu'il pense pouvoir lui ouvrir les portes de l'Autre Monde. Mais les Ombres de ceux qu'il a perdu en chemin le pressent à s'en tenir à la vérité, parce que c'est à travers elle qu'ils pourront continuer à exister. Parce que mentir, ce serait les trahir.
Les condamner à l'oubli.
Le lecteur est ramené à l'état de simple observateur extérieur. il ne sait finalement que peu de choses des exilés, ni de la destination qu'ils espèrent attendre.
Il ne voit pas leurs visages. il ne voit qu'un petit homme sur une chaise trop grande face à une figure ogresque qui l'assaille de questions. Tant de choses dépendent de ses réponses. Son avenir s'il obtient un avis favorable, mais aussi son passé parce que ses réponses conditionnent ce qu'il est prêt à abandonner.
La puissance du dessin et de la narration, les envolées poétiques et la dureté du propos nous prend aux tripes.


Comme dans Là où vont nos pères, les personnages restent anonymes. Dépossédés de leur nom, ils deviennent tout le monde et personne, sentiment exacerbé par le port de masques.
Portant toge et masque, Grand Frère ressemble à un personnage de théâtre antique, alors que le Fanfaron m'évoquait inconsciemment un masque de carnaval (en effet, il ressemble à un blanc-moussi du carnaval de Stavelot).
Comme dans Là où vont nos pères, les auteurs font le pari de l'onirisme et du symbolisme pour donner plus de force à leur intrigue. Il n'y a aucune prétention politique dans ces livres. C'est ce qui les rend aussi forts.
Mais alors que Là où vont nos pères est le récit d'une étape, Les Ombres marquent l'interruption d'un voyage.
D'un rêve.
De vies.
Shaun Tan parle d'intégration, de réunion, de rencontres... Dans Les Ombres, il n'est question que d'abandon et de séparation. Là où vont nos pères parle du passé, d'une épopée dont les descendants ont cueilli les fruits. Les Ombres se déroule Ici et Maintenant. Mais il ne s'agit pas d'un lieu et d'une époque précise. Il s'agit d'un état d'esprit.

L'espoir et le désespoir.
Les deux faces d'une réalité.
Deux grands livres.


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