mardi 16 décembre 2014

Achtung Zelig, de Rosenberg et Gawronkiewicz, une vision délirante de l'Holocauste




la version colorisée par Graza

Lorsqu’il est paru en 2005 chez Casterman (dans une version colorisée par Graza, la version originale étant en noir et blanc) Achtung Zelig ne passa pas inaperçu.
Rarement une bande dessinée semblait se moquer des clichés avec tant d’aplomb.
D’abord le thème. Achtung Zelig parle de déportation, sujet particulièrement sensible qui ne souffre en général aucune forme de fantaisie. Aller plus loin que les animaux humanisés d’Art Spiegelman semble inimaginable.
la version N&B
Et voilà que ces deux polonais osent l’impensable, insufflant fantaisie et absurde dans la représentation de l’Holocauste.
Un brouillard épais recouvre la champagne. Deux silhouettes fantomatiques apparaissent: Zelig père et fils. Ils tentent d’échapper à la machine criminelle nazie.
Deux êtres humains en fuite.
Humains?
A peine humains!
Le père est affublé d’une tête de dragon décharné alors que le fils ressemble à un crapaud.
Au détour d’un chemin, ils tombent sur une patrouille de SS. Trop tard pour faire demi-tour ou se cacher. Il faut y aller au culot. Et rien ne se passe comme prévu.





Si les soldats sont représentés avec le réalisme et la distance des planches didactiques de manuel scolaire, le chef de la patrouille achève de dynamiter les conventions. Il se présente sous la forme  nabot grotesque,  habillé comme un magicien de music hall et, coiffé d’un chapeau de magicien orné de swastikas. Trop content de trouver des gens à qui parler, il les convie à une petite causerie. Table, chaises et, en plein milieu des bois, on a l’impression d’assister à une fête du chapelier fou.

Ce monde est fou.
Ces gens sont fous.
Zelig père et fils fuient, mais comment échapper à la folie?
Dénoncer l’horreur par la folie, voici l’étrange parti-pris des auteurs.
Cette folie représentée dans l’absurdité des situations, dans une mise en page de plus en plus éclatée et des péripéties de plus en plus délirantes.
Les auteurs utilisent cette folie comme un brouillard. Les Zelig tentent d’en profiter pour échapper aux nazis. Les auteurs me semblent l’utiliser comme un moyen de montrer l’aveuglement, la volonté de ne pas voir, d’accepter ce qu’on ne nomme pas...
derrière le brouillard de folie de Achtung Zelig se dissimule la réalité tragique de l’Holocauste. Elle n’est jamais montrée clairement, toute déformée qu’elle est par les nappes de brume qui la dissimule.
Pourtant, l’horreur est là.
Derrière ces soldats trop lisses.
Derrière ce saltimbanque devenu tortionnaire, grimé comme un magicien de cabaret
Derrière les masques des Zelig, qui tentent d’échapper à l’inévitables.


Ramenés à des moins qu’humains qu’il convient de se débarrasser.
Comme les crapauds, animaux laids et répugnants que l’on écrase du talon, non sans une pointe d’inquiétude tant on leur prête des propriétés magiques, les faisant entrer dans la composition de filtres inquiétants composes par des alchimistes
Comme les dragons, créatures mythiques et moribondes, aussi imaginaires que cette fable délirante du complot juif secret dûment acté dans le protocole des sages de Sion.
On l’aura compris, ce livre est profondément original.
Trop sans doute.
Publié dans le courant des années 90 en Pologne, il mit plus de 10 ans à trouver un éditeur francophone. Dans sa postface, Grzegorz Rosinski explique qu’un synopsis existe pour la suite, lais elle ne fut jamais réalisée. Et ce livre apparaît désormais épuisé chez Casterman.
Pourtant, quel choc graphique et narratif!
Mais Achtung Zelig apparaît sans doute trop éloigné des standards habituels. En relisant des avis d’époque, plusieurs lecteurs regrettaient une intrigue un peu légère, l’impression de débarquer au milieu du jeu de quille pour le quitter avant la fin de la partie. Je ne pense pas qu’Achtung Zelig ait vocation de proposer une histoire au sens classique du terme, avec un début, un milieu et une fin.
Ce livre est un instantané de folie ordinaire. Un moment de délire trop absurde pour être, même partiellement, vrai.
Et pourtant…
Derrière la brouillard de folie, de détachement ironique, de virtuosité graphique... difficile de ne pas oublier de quoi parle Achtung Zelig. Difficile d’oublier la monstruosité barbare.
Ce qui semble n’être qu’une péripétie, un souvenir d’enfance, témoigne d’une horreur sans nom.
Sans doute est-ce là le message qu’ont voulu faire passer les auteurs.

Un grand livre injustement oublié.

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