lundi 30 mars 2015

Gloria Lopez, diamant noir de Thierry van Hasselt


Il m'arrive souvent de penser que la bande dessinée est loin d'exploiter toutes ses potentialités, un peu comme si le cinéma se contentait du champ/contre-champ ou que la chanson se limitait à la structure couplet/refrain. Bien sûr, cela ne signifie pas qu'une chanson qui respecte cette structure est automatiquement sans intérêt. Les Beatles, pour ne citer qu'eux, ont composé des merveilles absolues sur ce canevas.
De même, certaines des plus belles bandes dessinées que j'ai lues sont d'une forme indubitablement classique. Pourtant, même dans l'édition alternative, j'ai la sensation d'une uniformisation du langage dessiné. Les explorateurs restent rares. Le rapport du texte au dessin reste souvent basique. Cette réflexion me revient régulièrement, la dernière fois en relisant Une trop bruyante solitude de Valérie Berge, Lionel Tran et Ambre, adaptant Bohumil Hrabal. Et j'ai repensé à Gloria Lopez, ce diamant noir de Thierry van Hasselt paru chez Fréon en 2000.
Le premier choc est graphique.
Van Hasselt opte pour la technique du monotype, apparentée à la gravure. L‘artiste travaille sur une plaque de plexiglas avec de l'encre de gravure, au pinceau et avec du White Spirit. Il pose l'encre de gravure au pinceau, qu'il peut ensuite diluer, ajouter ou enlever à l'aide de White Spirit . Le White Spirit dissout un peu l'encre et créé des nuages ou des flous. L'effet du White Spirit reste aléatoire, mais l'utilisation du plexiglas implique aussi qu'une planche n'est terminée que quand l'artiste l'a décidé. Grâce au plexiglas, il n'est pas, ou peu soumis, au problème du séchage qui fixe définitivement le dessin sur le papier.


Le résultat est magnifique, et il faut rendre hommage au très beau travail d'impression qui rend justice au travail de l'auteur.

A propos du parti pris graphique, Thierry van Hasselt déclarait à l'époque
Je me demande justement pourquoi nos techniques sont habituellement peu utilisées en bande dessinée. Pourquoi la plupart des dessinateurs travaillent-ils encore avec un trait noir qui cerne tout et des couleurs mises en à-plat à l'intérieur ? Même quand ils utilisent de la couleur directe, ils se maintiennent tellement loin des possibilités de la tradition de l'image pure.

Vient alors l'envie de feuilleter ce livre, de vagabonder au fil des pages et de s'arrêter sur l'une au l'autre page, de se noyer dans la lumière qui s'en dégage. Sombre de prime abord, chaque case se révèle pourtant beaucoup plus riche qu’elle ne le semble si on s’y attarde. Le lecteur est maître de sa lecture. Il se promène, s’arrête où l'envie lui commande de prendre son temps.
Puis le lecteur s'arrête sur ces successions de portraits de cette dame au chapeau. Qui est-elle ? Que lui est-il arrivé ?
Ils sont nombreux dans ce livre, tous semblables, tous différents, témoins d'une lente dégradation.



Il est temps de s'atteler à la lecture. Très vite, il est évident que Thierry van Hasselt n'a pas voulu d'un scénario au sens classique du terme. Il n'y a pas à proprement parler d'intrigue, même s'il y a un embryon d'enquête policière. Gloria Lopez est morte. Mais comment est-ce arrivé ? Depuis qu'elle a débarqué en Europe de son Amérique du Sud natale, quel enchaînement d'événements l'a-t-elle entraînée vers sa mort ?
La narration voulue par van Hasselt est particulière. Elle n’impose pas de rythme à proprement parler. On a tendance à valoriser les page turner, ces livres qui induisent le besoin de tourner la page pour continuer la lecture, quitte à négliger les détails. Dans le cas de la bande dessinée, j’ai l’impression d’y voir un dessin inféodé au scénario. La narration est de fait imposée au lecteur qui se laisse porter, presque passivement. Cette sensation est souvent agréable, et j’aime m’y abandonner aussi. Mais Gloria Lopez n’est pas un page turner. Sa narration laisse le lecteur maître de sa lecture. Il choisit son rythme, ralentit quand il le désire, s’égare devant une page, où une case, peut opérer des retours en arrière... Le lecteur explore son livre. J’avais la même impression dans relisant Une trop bruyante solitude. Encore une fois, je me dis que la bande dessinée n’exploite que très peu ses potentialités.


Au fil des chapitres, le lecteur pense se rapprocher de cette femme, sans jamais pouvoir la saisir. Que sait-il d'elle ? Que sa fin fut tragique. Puis, en lisant entre les lignes, nous découvrons des fragments de sa vie, de son arrivée en Europe, de sa lente descente aux enfers... Sans jamais pouvoir toucher du doigt l'essence même de Gloria Lopez.
Elle apparaît tellement passive et creuse qu'elle devient un miroir pour le lecteur. Sa passivité induit une naïveté, voire une innocence, qui tranche avec la violence qui l'entoure. Elle peut aussi être interprétée comme une peur teintée de fascination, comme un lapin pris dans la lueur des phares. Elle ne bouge pas, se laisse guider par de mauvaises personnes et lui arrive ce qui devait arriver.
Le lecteur est témoin de cette chute, fasciné et dégoûté. Le choix du narrateur n'est d'ailleurs pas innocent. Il impose même une identification qui prend un tour particulier lorsque nous découvrons son identité.
Évidemment, ce livre est exigeant et risque de rebuter pas mal de lecteurs. Mais pour qui à l'envie de s'y plonger, la récompense est magnifique.

lundi 23 mars 2015

Aimez ce que VOUS aimez, nous dit Ray Bradbury. Et il a foutrement raison !





De passage sur Rue89, je suis tombé sur cette très jolie lettre de Ray Bradbury, auteur de Farenheit 451 ou encore des Chroniques Martiennes.
Datée du 28 Octobre 1991, elle  répondait à une question qui lui avait posée par William Stanhope. Ce dernier avait contacté de nombreuses personnalités, leur demandant de raconter un moment de leur vie où ils se retrouvèrent face à un obstacle, grand ou petit, et comment ils ont tenté de le surmonter.
La réponse de Ray Bradbury condense en quelques lignes l'importance de l'imaginaire, de l'affirmation de soi dès l'enfance, de l'importance d'être soi, tout simplement.

Les entreprises Ray Bradbury
Los Angeles, Californie 90064
Cher William Stanhope,
 
La décision la plus importante de ma vie, je l’ai prise à l’âge de neuf ans… Je faisais la collection des bandes dessinées BUCK ROGERS, lorsqu’en 1929 mes camarades de CM2 se sont moqués de moi. J’ai déchiré les BD… pour fondre en larmes une semaine plus tard. Je me suis demandé pourquoi je pleurais. Quelqu’un était-il mort ? Oui : moi. J’avais déchiré le Futur. Que faire ?
Recommencer depuis le début ma collection de BUCK ROGERS. Tomber amoureux de l’Avenir. Voilà ce que j’ai fait. Et à partir de ce moment, je n’ai plus jamais écouté mes idiots de camarades qui m’avaient fait douter de moi ! Qu’est-ce que j’en ai tiré ? J’ai appris à être moi-même – à l’être exclusivement –, et à tenir à distance tous ceux qui, nourris de préjugés, tenteraient d’interférer dans ma vie. Faites de même. Soyez toujours vous-même.
Aimez ce que VOUS aimez.
Mes meilleurs vœux,
Ray B. Bradbury






vendredi 13 mars 2015

Bloody Mary, de Jean Teulé et Jean Vautrin





Dans une des premières notes de ce blog, j’avais parlé des Gens de France et d’Ailleurs . J’y avouais ne jamais m’être intéressé à ses autres bandes dessinées même je n’excluais pas de m’y pencher un jour. Je craignais qu’elles aient mal vieilli. Les couvertures ont en effet un cachet très années 80, à cause de la technique particulière utilisée par JeTeulé.
Puis la curiosité fut la plus forte et je me suis donc lancé avec ce Bloody Mary, une adaptation d'un roman de Jean Vautrin.


 

Parlons de cette technique utilisée par Jean Teulé. Bien qu’ayant une formation en dessin assez poussée, dessiner l’ennuyait. Il considérait qu’il fallait utiliser tout outil disponible. Lors d’une interview réalisée par Thierry Groensteen en 1987, il déclarait même  



[...]si j’utilise la photo, c’est que j’estime qu’il faut se servir des outils de son époque. C’est dommage de se contenter encore d’un crayon et d’une feuille de papier alors qu’on dispose de nouveaux outils pour créer des images. La vidéo et l’informatique m’intéressent pour la même raison.
A quoi bon continuer à s’écrire quand on a le téléphone ?
Absolument. Je n’écris jamais, d’ailleurs. La dernière fois que quelqu’un a reçu une lettre de moi, ça remonte à bien longtemps...[...]




Sa technique s’apparentait au “copy-art”, qui se basait sur l’usage de photocopies et de collages d’images. Il était d'ailleurs proche du Groupe Bazooka, qui fut particulièrement actif et renommé dans ce domaine. Jean Teulé travaillait à partir de  photographies. D'un négatif, il réalisait 3 tirages (sur-exposé, sous-exposé et exposé normalement). De chaque tirage, il faisait 3 photocopies (sur-exposé, sous-exposé et exposé normalement) qu'il combinait, partant de la photocopie "normale" du tirage "normal" sur lequel il effectuait découpages et collages pour construire son image et composer la lumière qu'il désirait (et non celle du soleil). Enfin, sa muse Zazou Gagarine s’occupait de la mise en couleur.

Il faut d’ailleurs noter qu’au début, Teulé travaillait en noir et blanc avant de profiter de la réédition de ses albums Virus et Banlieue Sud chez Glénat (sous le titre Copy-Rêves) pour les faire mettre en couleurs par Zazou Gagarine. Voici par exemple une planche de Virus dans sa version noir et blanc et sa version mise en couleur.





Si Teulé avait persévérer dans la bande dessinée, il aurait probablement été parmi les pionniers de l’utilisation de l’informatique dans la bande dessinée.

Bloody Mary fait figure d’exception dans sa bibliographie. Il s’agit de la seule adaptions qu’il ait réalisée et le seul album, avec Sita-Java co-scénarisé avec Gourio, qu’il n’a pas scénarisé seul. Ce fut même Jean Vautrin, l’auteur du roman, qui a eu l’idée de cette adaptation et a directement voulu que ce soit Teulé qui l’illustre. Ce dernier refusa dans un premier temps avant de changer d’avis parce que le roman avait pour thème la banlieue, sujet qui lui tenait alors à coeur

Résumer l'intrigue de Bloody Mary serait un peu compliqué. Il met en scène une galerie de personnages fracassés, solitaires et délirants dont les vies entrent en collision comme des trains en perdition. Ces personnages sont tous excessifs et paumés entre poésie urbaine et folie malsaine.




Il y a un égoutier qui s'est construit un petit étang de pisciculture dans les égouts de Sarcellopolis, où il pêche des truites à deux têtes

Il y a Sam Schneider, flic à tendance facho, psychopathe et raciste, marié à une femme lascive et schizo.


Il y a Locomotive, noir rigolard et fataliste, personnage qui serait taxé de stéréotype raciste de nos jours. Mais vu les autres personnages, tout aussi stéréotypés, ce serait injuste d'accuser les auteurs de racisme. Leurs personnages sont tellement excessifs et caricaturaux qu'isoler le cas de Locomotive n'aurait aucun sens. Ce livre est tout autant anti-militariste, anti-flic, sexiste, anti-gosse et j'en passe. Tous sont ridicules et pathétiques. C'est un peu le même problème avec Jules Feiffer, accusé de sexisme pour la représentation des femmes dans The Explainers, ses strips de The Village Voice, qui se défendait en rappelant que si ses personnages féminins n'étaient pas gâtés, le traitement réservé aux personnages masculins était au moins aussi pire.




Il y a Victoire, la coiffeuse au ventre chaud.

Il y a JY Grandvallet, troufion qui l'a très mauvaise à l'encontre de Reig Maixence, petit gradé dont la bêtise n'a d'égale que sa méchanceté


et il y a Bloody Mary...

Un (pas bien) joli petit monde

Et un beau bordel en devenir

Une grenade dégoupillée qui va leur péter à la gueule.

Il faut vraiment se rappeler que ce livre date du début des années 80 pour en profiter pleinement. Beaucoup de parti-pris employés par les auteurs n'ont plus court. Mais bordel que ça fait du bien par où ça passe.
Une bonne dose de misanthropie bien méchante

Qui tache


Qui n'a peur de rien


Jusqu'aux dernières pages qui enfoncent le clou.


Hier n'était sans doute pas très jouasse.


Aujourd'hui, c'est la merde.


Et demain ?


Ça ne risque pas de s'arranger, à voir les spécimens de Vautrin et Teulé.

Depuis, la banlieue a cessé d’intéresser Teulé. En 1987, il déclarait

Ça a cessé de m’intéresser quand les gens d’ACTUEL ont commencé à en parler d’une façon détestable, très snob, en disant «On est allé chez les zoulous de telle ou telle municipalité pourrie, quel grand frisson on a pris »... Je me suis dit que je ne devait plus toucher à la banlieue. Désormais, mon truc sera la province....
Suivront les Gens de France et d’Ailleurs, un prix du meilleur album à Angoulême en 1990, qui faisait suite à un prix des chroniqueurs de BD (ancêtre de l’ACBD) reçu en 1984 pour Bloody Mary. Paradoxalement, cette reconnaissance lui fera arrêter la bande dessinée

Le prix d’Angoulême l’était pour contribution exceptionnelle au renouvellement du genre. Quand on m’a remis cela, j’ai cru que j’étais mort ! Ça faisait prix posthume… Comme cela intervenait au moment où Bernard Rapp me proposait de venir participer à l’émission l’Assiette anglaise, je m’étais dit que je n’allais pas être capable de tout faire ! Je ne pouvais faire de la BD et l’émission de Rapp toutes les semaines. J’ai donc arrêté le dessin.
Il reviendra pourtant à la bande dessinée par des chemins détournés. D'abord par le truchement de son amie Florence Cestac qui le persuada d'écrire le scénario d'une belle biographie de Charlie Schlingo, au titre évocateur: Je voudrais me suicider, mais j'ai pas le temps. Puis plusieurs de ses romans ont été adaptés en bande dessinée: Charly 9, Je, François Villon, Le Montespan et Le magasin des Suicides. Je dois avouer n'en avoir lu aucune.