mardi 7 juillet 2015

Un Monde de Différence/Stuck Rubber Baby d'Howard Cruse






Cela faisait longtemps que j’avais envie de relire cette excellente bande dessinée d’Howard Cruse, parue en 1996 (Eisner Award du meilleur album) aux États-Unis et traduite courant 2001 (Prix de la critique en à Angoulême en 2002).
Pour ce remettre dans le contexte de sa crcréation, il faut se rappeler qu’au début des années 90, le monde de la bande dessinée aux États-Unis a subi un choc incroyable. La publication de Maus d’Art Spiegelman (même sans faire mention de son prix Pulitzer) a durablement marqué les esprits et a démontré au grand public que la bande dessinée peut aborder tous les sujets. Les attentes liées à ce livre d’Howard Cruse étaient donc énormes, parce qu’il touche à un sujet terriblement sensible (la ségrégation raciale et les violences homophobes). Il se doit de transformer l’essai de Spiegelman: réaliser une bande dessinée sérieuse qui s’affranchisse des idées reçues sur le média.
Howard Cruse n’est pas un inconnu. Ouvertement gay, il est très actif dans le monde de l’édition underground gay (à travers l’anthologie Gay Comix). Un de ses strips, Barefootz, introduisit dès la fin des années 70 un personnage ouvertement gay avant de créer Wendel, mettant en scène un couple gay. Le milieu underground l’a pourtant souvent critiqué pour son style très “rond” qui m’évoque les Archie Comics, loin de l’esthétique trash underground.

Un extrait de Wendel, d'Howard Cruse
Pour Un monde de différence (dont le titre anglais Stuck Rubber Baby est difficilement traduisible), il adapte son style, l’hybridant avec une pointe de réalisme et un gros travail sur les textures. Les cadrages sont souvent serrés et les textes très présents. Cela confère une forte densité à ses planches, riches de détails et d’informations.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, Un monde de différence n’est pas une bande dessinée autobiographique. Howard Cruse est effectivement natif du Sud des États-Unis, mais la comparaison avec son héros, Toland Polk, s’arrête là. Cruse a nourri son scénario de souvenirs, d’anecdotes, de faits reels… pour recréer l’ambiance étouffante des années 60, un peu à la manière de Carlos Giménez son travail sur l’Espagne franquiste.
Un monde de différence relate l’histoire de Toland Polk, jeune homme vivant à Clayfield, une ville imaginaire du sud des USA. Nous sommes au début des années 60. La ville baigne dans un un climat raciste et homophobe, conjugué à une peur irraisonnée du communisme, soupçonné d’être derrière tout ce qui dérange la quiétude de la communauté blanche.

Ne sachant trop quoi faire de sa vie, Toland s’installe chez un de ses amis, Riley, qui vit avec sa copine Mavis. Il y rencontre Sammy Noone, homosexuel assumé, qui emmène ses amis découvrir le monde de la nuit où homosexuels et noirs s’amusent et tentent d’oublier les persécutions. Parmi les personnages haut en couleurs qui brillent dans cet autre monde, il y a Ginger, jeune fille très impliquée dans la lute pour les droits civiques. Toland en tombe amoureux. Du moins le veut-il profondément, parce que c’est ainsi que doivent se passer les choses.
Un homme doit aimer les femmes.
Que Sammy soit gay, cela ne dérange pas Toland.
Mais lorsque cela le concerne directement,  les choses ne sont plus aussi simples.
Il se sent irrésistiblement attiré par les hommes. Mais il ne peut l’admettre.
Ginger représente ce qu’il considère comme sa seule chance d’être normal. De ne pas être une pédale.
A force de se battre contre lui-même, il a du mal à voir ce qui se joue autour de lui.
Cette bande dessinée nous rappelle qu’il y a 50 ans aux USA, on lynchait encore les noirs et on cassait du pédé en toute impunité. Howard Cruse évite pourtant l’écueil du récit revendicatif, préférant une peinture sensible dans laquelle les doutes d’un homme se heurte à la réalité de son époque. Si quelques personnages, à commencer par Chopper, représentant de l’autorité raciste et homophobe, hantent ces pages, ils n’apparaissent que rarement. Ils interviennent à la radio ou la télévision, on en parle, avec crainte ou moquerie, mais ils évoquent plus un climat général. Pointer du doigt l’un ou l’autre personnage reviendrait à faire de la violence et de l’homophobie une affaire d’individus, alors qu’il  s’agissait d’un état d’esprit sociétale.
Ce trait est surtout incarné par Orley, le beau-frère de Toland. Il représente le “bon” américain moyen, républicain inquiet de l’évolution de la société et obnubilé par le croquemitaine communiste.


En adoptant le point de vue de Toland, qui subit cette période tout en se lamentant sur ses propres problèmes, Cruse évite le pathos ou le militantisme primaire. Un monde de différence est un livre militant, entendons-nous bien. Mais le militantisme de Cruse passe par une prise de conscience progressive, sans cris, sans colère… il y a quelque chose de presque apaisé, comme s’il y avait un part d’exorcisme. Raconter l’ignominie de l’époque, sans oublier que les problèmes subsistent, mais sans se poser en accusateur. Howard Cruse préfère mettre en scène une galerie de personnages chaleureux, par opposition à la société blanche bien-pensante qui ne comprend pas que les noirs veuillent changer les choses alors que la situation lui convient complètement.
Il est rapidement fait allusion à Chopper à la fin de l’album, qui, devenu vieux, ne regrette rien de ce qu’il a fait pendant toutes sas années. Cela m’a rappel la dernière scène de L’Aveu, de Costa Gavras? Lorsqu’Yves Montand se retrouve face à son bourreau, des années après son calvaire. Ce bourreau, qui l’a maltraité des semaines durant, l’interpelle comme un vieux camarade, lui demandant “Mais qu’est-ce qui nous est arrivé, monsieur? Vous y comprenez quelque chose” avant de l’inviter à boire une bière, comme si de rien n’était.
En prenant ce recul, en faisant raconter cette histoire par le Toland d’aujourd’hui, sans rancoeur, ni colère, Howard Cruse semble nous dire qu’il faut vivre avant tout, que le nous récoltons les fruits des combats d’hier


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